Rémi Guillevic

MON VILLAGE À L'HEURE ALLEMANDE *

Peut-être certains diront-ils, quand ils vont lire ce premier récit, mais qu’est-ce-que ça à voir avec la Résistance ? Quand la rédaction d’ «ami entends-tu...» m’a demandé d’écrire sur ma participation à la Résistance, j’aurais pu m’en tenir à mon activité individuelle. Réflexion faite, je préfère présenter cette activité liée à celle de mes camarades, de mon quartier, du hameau où j’habitais à l’époque et sans lesquels les évènements se seraient passés certainement différemment pour moi. Ma narration va prendre la forme d’un triptyque, tout d’abord, la présentation de mon village, dans son quartier, avec ses habitants, sa situation dans la nature et sa vie jusqu’à la déclaration de la guerre, puis viendra la déclaration de guerre le 3 septembre 1939 et les conséquences de cette guerre jusqu’à l’arrivée des Allemands en juin 1940, et enfin, l’occupation, l’organisation et l’entrée en Résistance des gens du quartier en passant par la lutte armée pour arriver à la Libération de 1944.

Rémi Guillevic

Avant d’expliquer comment vivait mon village pendant l’occupation, j’ai voulu montrer où il est situé, comment on y vivait jusqu’à la guerre, c’est l’objet de cette première partie. J’aurais pu titré ma narration qui va suivre, comme l’a fait *Jean Louis Bory pour son livre, paru en 1945  :  «Mon village à l’heure Allemande  ».

Kerabellec est un hameau composé de deux fermes, situé à deux kilomètres et demi du bourg de la Chapelle-Neuve et à cinq kilomètres de Baud, la commune dont il dépend, dans la vallée du Tarun, sur sa rive droite, cette jolie petite rivière qui se jette dans l’Evel, deux kilomètres plus loin, près de Kerbourbon, l’Evel étant elle même un affluent du Blavet qu’elle rejoint à Pont-Augan. Deux familles de cultivateurs y résident, la famille Le Moullec et la famille Guillevic (la mienne). Tout le monde nous appelle «  les Gaval  », surnom qui nous revient depuis plusieurs générations et dont on ne sait d’où il vient, ni pourquoi il nous fut donné. Toujours est-il que beaucoup de gens, même dans le quartier que l’on appelle «  Roc’h Nueh  » (Roche Nue) ignorent notre véritable identité et ne nous connaissent que par notre surnom. Les deux familles qui cohabitent à Kerabellec ne sont que fermiers, les fermes appartiennent, l’une à un propriétaire de Grand’Champ et l’autre, la nôtre à un Monsieur Bellec de Pluméliau. Elle reviendra, avant la guerre, à son fils cadet, Jacques, marié à une minotière de Mûr de Bretagne.

Notre ferme fait vingt et un hectares de surface totale dont à l’époque une dizaine seulement sont labourables, le reste étant constitué de landes en coteau rocailleux et incultes, il sert de pâturage aux vaches et l’ajonc maigre qui y pousse, régulièrement coupée, sert de litière pour l’étable.Rien d’extraordinaire, une ferme comme sa voisine, comme presque toutes les fermes du quartier. Ma famille, mon père Joseph , «  Job Caval  » , ma mère Marceline, mon frère Jean, de deux ans mon cadet, vit en quasi-autarcie, comme tous les petits paysans de l’époque, c’est à dire de peu, mais nous ne sommes pas malheureux.

Notre village est situé dans un véritable écrin de verdure. Le Tarun, la rivière qui coule dans la vallée regorge de truites, de goujons et d’anguilles. Elle est bordée d’ormes, de frênes et de chênes centenaires. A travers leurs branches, les rayons filtrés du soleil font des taches claires sur l’eau limpide et l’on voit de grosses truites venir s’y réchauffer. Les champs sont tous bordés de rangs de pommiers qui forment au moment de la floraison d’extraordinaires bouquets parfumés. Nous récoltons des tonnes de pommes et en faisons un cidre réputé que mon père vend facilement à des clients fidèles de Baud et même de Locminé. C’est avec les pommes de terre, un peu de blé, quelques cordes de bois et des fagots l’essentiel de nos ressources. Les prairies naturelles en bordure de rivière donnent un foin excellent dont on nourrit en hiver nos vaches pie-noires qui nous donnent un lait et un beurre comme on n’en trouvera hélas plus. Et bien sûr, comme chez tous les paysans d’alors, chaque année on égorge le cochon dont le lard va remplir le  «  charnier  » et pourvoira, avec les pommes de terre, à l’essentiel de notre nourriture toute l’année. Généralement , le dimanche suivant ce  «  sacrifice  », était organisée une fête de famille, une occasion joyeuse de retrouver oncles, tantes, cousins et cousines.

Au cours des longues soirées d’hiver, tout le monde se réunissait devant l’âtre où l’on a chaud devant et froid derrière, et quelques veillées avec les voisins sont l’occasion de griller des châtaignes ou de teiller le chanvre que le cordier de Baud transformera en cordage.

L’accès à notre hameau est difficile, de la petite route allant de Baud à la Chapelle-Neuve, il faut faire de 500 à 800 mètres par un chemin charretier, rocailleux et chaotique le long de la lande, avant de plonger vers la ferme, entièrement cachée par la végétation, qui se trouve au fond de la vallée, à cinquante mètres du Tarun. L’autre accès, celui venant de la Chapelle-Neuve longeait sur presque deux kilomètres le chemin de fer à voie étroite de la «  CM  » que nous appelions le «  petit train  ». Il reliait Locminé à Lorient et à Plouay après un embranchement après la gare de Baud. Ce chemin, entièrement dans la vallée, toujours humide, n’était que fondrières dans lesquelles les charrettes s’enfonçaient jusqu’au moyeu, il était cependant longé par un sentier permettant d’avoir les pieds au sec et sur lequel on pouvait même rouler à vélo. Disparu après guerre, le chemin de fer qui longeait le Tarun puis l’Evel coupait nos champs en deux parties sur la rive gauche du Tarun. Les bâtiments de la ferme étaient construits en pierre comme partout et recouverts de chaume, ce qui obligeait mon père à cultiver une parcelle de seigle dont la paille servait à l’entretien des toitures. Les bâtiments les plus anciens dataient de 1647.

L’eau bien sûr nous était fournie par un très beau puits situé juste devant la maison et un tas de fumier, en face de la porte de l’étable principale se trouvait à quelques mètres seulement de ce puits dont on n’aurait jamais pensé, bien sûr, qu’il pouvait être pollué. Les jours d’orage, quand la pluie tombait souvent très dense, descendant la colline, un véritable torrent ravinait davantage le chemin qui passait devant la maison pour aller se jeter dans la rivière. Le fossé creusé derrière la chaumière se remplissait et on voyait des sources apparaître à l’intérieur et venir remplir les trous en «  nid de poule  »qui s’était formés sur le sol en terre battue de la maison. La pluie passée, mon frère et moi, c’était notre tâche, prenions un seau et une louche, vidions ces trous et jetions l’eau dans la cour devant le seuil. De temps en temps ces trous étaient comblés par de la terre glaise.On ne peut pas dire que s’était le «  confort moderne  », mais nous ne connaissions pas autre chose et nous nous en accommodions. Nous dormions tous dans la même pièce, les lits et les armoires étaient intercalés, trois d’un coté, deux de l’autre. Au fond de la salle, le buffet avoisinait avec la porte communiquant avec l’étable.

Nous étions heureux, enfants, nous fabriquions nos jouets nous-même, les cônes de sapin devenaient des vaches  : deux petits bouts de bois dessous figuraient les pattes, deux au dessus faisaient les cornes et un dernier à l’arrière la queue. Une vieille roue de bicyclette et un bâton nous permettaient de jouer au cerceau, un fil de fer formé en guidon de vélo, était l’occasion de faire des compétitions formidables avec nos camarades. Nous nous appelions Viétto, Jézo, Bartholi ou Jean-Marie Goasmat… Oui, nous étions heureux  ! Comme la plupart des enfants et des adolescents de cette époque, nous ne connaissions pas la course à la consommation. Mais voilà, il va y avoir la guerre, et puis c’est la guerre et puis elle est LA  !

Le 3 septembre 1939, nous sommes dans un champ, sur le coteau où nous venons de moissonner le blé noir, il est environ 16 heures à l’heure solaire. Nous finissons de redresser les gerbes que nous avons liées. L’oncle Joseph Dannet est venu nous aider pour cette tâche quand tout à coup il nous dit  :  «  ça y est, la guerre est déclarée, écoutez le tocsin  !  » En effet, nous entendons d’abord la cloche de l’église de la Chapelle Neuve, puis en écoutant bien, on entend aussi celles de Camors et Baud qui sont pourtant plus éloignées. Alors mon père a dit  : «  allons, nous rentrons à la maison  ».

D’abord la tristesse, tous nous restâmes sans voix. Depuis quelque temps, c’était le sujet principal des conversations, tout le monde savait qu’il n’y avait pas d’arrangement possible avec
Hitler et que ça finirait bien par arriver, mais tout de même, nous espérions encore. L’invasion de la Pologne obligea les alliés français et anglais à tenir leurs engagements.

Mais nous n’étions pas en 1914 et personne ne partirait «  la fleur au fusil  » car dans les familles, les plaies de la Grande guerre ne s’étaient pas encore refermées. Cette nouvelle guerre, tout le monde l’avait compris, nous ne pourrions y échapper et malgré la confiance que nous avions dans notre armée, nous savions qu’elle serait terrible.

Les quatre frères de mon père, Joachim, Louis , Mathurin et Franc-Marie avaient participé à la Grande guerre. Mathurin fut tué en 1916 et Joachim gravement gazé en 1917. Ma grand-mère, Marie-Jeanne, vécut jusqu’à la fin du conflit dans l’angoisse, à chaque instant, d’une autre terrible nouvelle et mon grand-père Joachim, déjà sérieusement malade, mourut peu après avoir appris la mort de son fils Mathurin. Louis et Franc-Marie eurent, seuls, la chance de passer au travers, sans une égratignure. Beaucoup de familles vécurent des situations semblables et parfois bien pires encore, les monuments aux morts érigés dans chaque commune en sont la preuve. Mon père, de la classe 18, fut exempté du fait de la situation de ses frères. Il ne fit son service militaire qu’en 1919, une fois la guerre terminée. Ces terribles souvenirs, encore proches, furent sans doute une des principales raisons de la tristesse générale à l’annonce de la déclaration de guerre.

Les jeunes hommes reçurent des «  fascicules «  indiquant les dates où ils devaient rejoindre leur corps d’armée. Les jours suivants, tous les propriétaires de chevaux furent tenus de les présenter aux autorités militaires, le nôtre fut réquisitionné et nous ne le revîmes plus. Mon père fut requis durant trois jours pour convoyer ces chevaux de Pontivy à Lorient. Moi, j’aurais dû rejoindre pour le 1er octobre le collège Jules Simon à Vannes s’il n’y avait eu la guerre. A la ferme, les travaux continuaient. Sous la direction de mon oncle, nous récoltions les pommes de terre, nous avions pour cela emprunté un cheval au maquignon de Baud, M. Le Tutour. A midi, nous dételions pour aller «  à la soupe  » et comme j’adorais faire du cheval, j’enfourchais ce vieux canasson que je ne connaissais pas et m’efforçais de le faire courir, ce qu’il refusait de faire. Soudain, il s’emballa et malgré tous mes efforts se dirigea sous les pommiers qui bordaient le champ à cet endroit. Je me couchai alors sur son encolure, et malgré cela, une branche coupée en biais me frappa au crâne, je tombai à terre et perdis connaissance pendant quelques minutes. Je me relevai…mais il n’y avait plus de cheval. C’est en courant pour le retrouver que je m’aperçus que le sang ruisselait le long de mon corps et descendait jusque dans mes sabots de bois. Je passai la main sur ma tête et la retirai, entièrement rouge. Malgré mes 14 ans, je fus pris de panique, mais ma mère, me voyant arriver dans cette état, le fut encore plus que moi. Notre voisin Mathurin, qui devait rejoindre son unité le lendemain, attela alors sa jument au char à bancs et alla quérir le docteur Delors de Baud. En attendant son arrivée, au bout d’une heure et demie, le sang s’était coagulé et avait cesser de couler. J’avais été littéralement scalpé, la peau de mon cuir chevelu était tombé sur mon cou. Je ne souffrais quand même pas trop. Je fus rasé et ma peau rabattue sur mon crâne fut recousu comme il se doit. Le médecin conclut que je n’avais pas de fracture et que finalement je m’en sortais plutôt bien. Lui qui avait été chirurgien dans les tranchées me dit alors  : «  tu es le premier blessé que je soigne à cause de cette guerre  ! » Mon retour au collège ne fut retardé que de trois semaines , les jeunes professeurs ayant été mobilisés. L’Education nationale rappela donc les retraités qui eurent eux aussi, leur vie complètement bouleversée. Ces «vieux profs» étaient certes très expérimentés, mais le dynamisme des jeunes enseignants nous manquait. C’était la guerre et ils assuraient leur tâche avec honneur.

Cette guerre, nous n’en savions pas grand chose, le front semblait immuablement fixé et les nouvelles étaient soumises à la censure. Partout, des affiches de «  la 5ème colonne  » incitaient la population à se taire  : «  les oreilles ennemis vous écoutent  » ou bien  «  taisez-vous, les murs ont des oreilles  ». Au cinéma où nous allions quelquefois avec les «  pions  », nous n’en apprenions pas plus par les actualités également censurées.

L'hiver 1939-1940 fut très dur, même en Bretagne il fit très froid et toutes les femmes tricotaient des chaussettes, des gants ou des passe-montagnes pour nos pauvres soldats cloués dans les tranchées et les fortifications de la ligne Maginot dont on disait qu’elle était «  infranchissable  ». En fait, tout ce passa à l’Est, en Pologne et ensuite en Norvège où fut envoyé un corps expéditionnaire français qui réussit à prendre Narvick, ce qui permis à Paul Raynaud, alors président du Conseil, de crier victoire et de clamer  : «  nous avons coupé la route du fer à l’Allemagne  » puis ce slogan revenant sans cesse à la clôture des informations  :  «  nous gagnerons parce que nous sommes les plus forts  ». Nous passâmes l’hiver dans l’inquiétude de cet immobilisme de nos états-majors et dans l’angoisse du lendemain. Comme ailleurs, à la ferme de Kerabellec, les travaux routiniers continuaient. Le travail de la terre et dans les usines était devenu primordial pour soutenir le front.

Mon père donnait un coup de main à la voisine dont le mari était mobilisé, et cela, en attendant qu’elle puisse recruter un jeune domestique. Jean, mon frère cadet, continuait son primaire à la Chapelle-Neuve, où M. Martin (qui devint, à sa retraite, maire de Baud), qui avait été artilleur pendant la Grande guerre, leur racontait des épisodes de ce carnage qu’il avait vécu, ce qui n’était pour nous rassurer.

Je rentrais à la maison une fois par mois, et quand il m’arrivait, par étourderie, de rater le car «  CM  » qui s’arrêtait pourtant à la porte du collège, je parcourrais à pied les trente kilomètres qui séparaient Vannes de Kerabellec. Je mettais environ six heures pour rentrer et mes parents qui connaissaient ma «  distraction  » ne s’inquiétaient pas pour autant car ils me savaient bon marcheur. Cependant, le lundi matin, il était préférable de ne pas rater celui du retour.

Printemps 1940, l’espoir renaquit après les rigueurs de l’hiver, dans l’incertitude parfois, après avoir entendu les récits de quelques permissionnaires - dont notre voisin - qui eux n’avaient pas le moral. Ils ne comprenaient pas l’inactivité dans laquelle on les laissait, ni le pessimisme des officiers qui semblaient ne rien savoir de plus que leurs soldats. La «  guerre immobile  » inquiétait tout le monde.

En mai, ce fut le coup de tonnerre,les Allemands percèrent le front des Ardennes puis envahirent la Hollande et la Belgique. Malgré le peu d’équipement à opposer à la formidable force blindée et motorisée, à l’aviation ennemie, certaines unités alliées firent des exploits de résistance mais elles ne purent tenir longtemps devant le raz de marée de la «  guerre éclair  » mise au point par l’état-major nazi.

Au collège, avec mon camarade de dortoir Robert Jan, nous écoutions, malgré l’interdiction, les informations sur une petite TSF lui appartenant . La rage au cœur, nous devinâmes rapidement ce qui allait arriver. Nous étions, comme tous nos camarades, anéantis de douleur, de désarroi mais surtout d’humiliation. Comment nos vaillants soldats qui avaient gagné la Grande guerre pouvaient-ils subir une pareille défaite  ? Nous regrettions d’être trop jeunes pour nous engager dans ce combat désespéré.

Nous apprîmes que le 9 juin, les Allemands avaient pris Soissons, puis que le 13, ils étaient au Bourget, en banlieue parisienne. Nous pleurâmes de désespoir en apprenant ces nouvelles. Par ailleurs, des réfugiés affluaient de Belgique et des régions du Nord de la France, colportant des nouvelles alarmantes sur les tueries occasionnées par les avions ennemis. De plus, pour participer à la curée, le courageux gouvernement de Mussolini nous déclara la guerre le 10 juin.

C’est alors que le surveillant général nous réunit. C’était fini, le collège fermait, nous allions rentrer chez nous. Il nous souhaita du courage et nous exhorta à ne pas désespérer  !

Le 17 juin, Pétain venait de capituler, l’armistice se préparait dans l’humiliation, mais aussi, au début, dans le soulagement car beaucoup croyaient qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Et puis le Maréchal, ce «  héros  », le faisait pour éviter plus de souffrance à son peuple, mais du même coup, il supprimait la République et proclamait l’Etat Français.

A Kerabellec, c’était comme partout, le coup d’assommoir, le désarroi. Ma mère pleurait de désespoir, mon père était devenu muet. De stupéfaction sans doute  ? La voisine, Marie-Job, se désespérait en se demandant ce qu’il était advenu de son mari dont elle ne recevait plus de nouvelles depuis plusieurs semaines, à l’instar des autres femmes ou parents de soldats. Avec mon frère Jean, nous errions dans la ferme, l’âme en peine devant un tel désastre. Nous n’avions même plus envie de nous amuser. Malgré tout, la vie continuait, il fallait bien soigner les bêtes et faire le travail quotidien.

Ma mère disait que, sans doute, la décision de Pétain était la plus sage, elle afficha même, au coin de la cheminée, son portrait, paru dans le journal «  Ouest-Eclair  ». Il n’y restera qu’une quinzaine de jours, jusqu’à ce que mon père, en rage, finisse par le déchirer.

Des réfugiés belges firent courir le bruit que les «  boches  » coupaient la main droite de tous les jeunes hommes, alors, mon oncle Louis, qui habitait à Baud, amena ses deux fils, Roger, 18 ans et Jean, 17 ans, à Kerabellec. Ils y restèrent trois semaines. Il avait aussi apporté un peu de ravitaillement dont deux ou trois caisses de bon vin qu’il ne voulait pas voir tomber aux mains des Allemands. Elles furent toutes bues en étant accompagnées de la fameuse sentence «  en voilà une que les boches n’auront pas  !  ». Une boîte métallique contenant les économies de mes parents, des papiers de famille et un vieux revolver ayant appartenu à mon grand-père fut même cachée dans un vieux chêne creux, près de la maison. Elle y restera quelques semaines, je crois…

La Bretagne était maintenant entièrement occupée, les troupes allemandes passèrent par Baud pour rejoindre Lorient. Quelques rares personnes restèrent dans la rue, la plupart regardèrent, stupéfaits, derrière leurs rideaux, passer cette armée motorisée avec ses soldats tirés à quatre épingles. Avec mon frère, nous montâmes dans la lande, tout en haut de la colline pour regarder l’affreux nuage noir de l’incendie du dépôt de carburant de la Marine, flottant au dessus de Lorient. Mon oncle revint chercher ses fils et ses bouteilles vides. A Baud, les Allemands installèrent une unité d’infanterie et réquisitionnèrent la grande salle du café de mon oncle pour en faire un réfectoire, la cuisine étant installée dans la cour. Ils étaient, paraît-il, très «  korrects  ». Un des officiers chargés de cette troupe, s’étant arrêté devant le portrait de mon oncle en habit de dragon de la guerre de 14-18, accroché dans une petite salle contiguë au bar, salua en claquant des talons en disant  :  «  Français, bon soldats  ».

Et l’occupation commençait…

LES PREMIERS SOLDATS ALLEMANDS ATTEIGNENT LA BRETAGNE LE 18 JUIN, LE 21 JUIN ILS ENTRENT À LORIENT. EN MOINS D’UNE SEMAINE, TOUTE LA BRETAGNE EST OCCUPÉE. QUELQUES JOURS PLUS TARD, NOUS APPRENONS QUE DES COMBATS ONT EU LIEU À GUIDEL POUR L’ENTRÉE À LORIENT. LE BRUIT COURT QU’IL Y A UN NOMBRE CONSIDÉRABLE DE MORTS ALLEMANDS, SANS DOUTE SOUHAITE-T-ON, EN RÊVE, COMPENSER CE QUI N’A PU AVOIR LIEU PENDANT LA RETRAITE. EN RÉALITÉ, IL Y EU UNE QUINZAINE DE TUÉS, QUELQUES ALLEMANDS DE PLUS QUE DES SOLDATS FRANÇAIS. IL FAUT BIEN SE FAIRE À L’IDÉE QUE POUR LE MOMENT, LA GUERRE EST FINIE, DU MOINS TOUT LE MONDE OU PRESQUE LE CROIT.

On entre dans un des moments les plus tristes et des plus sombres de notre histoire. C’est le désarroi complet, l’humiliation, la colère rentrée aussi. Il y a, bien sûr, l’
Appel du 18 juin lancé de Londres par le Général de Gaulle, que presque personne n’a en- tendu et qu’à l’époque, que personne ou presque ne connaît. Par contre, nous connaissons le discours de Pétain, qui a fait «le don de sa personne à la France» et qui n’a signé l’Armistice que «pour éviter des souffrances à son peuple». A ce moment, c’est sans doute exceptionnel de trouver quelqu’un qui pense à résister tant est grand le désarroi.

Nous prenons connaissance des restrictions imposées par les Allemands : tout rassemblement est inter- dit, sauf autorisation spéciale. Les foires et marchés sont tolérés sous le contrôle de la police ou la gendarme- rie française. Des circulaires du préfet (de Vichy) rappellent les restrictions, le pain, le lait, la viande, la farine sont rationnés, la viande ne peut être consommée que le mercredi, la charcuterie est interdite le jeudi et le vendredi, des feuilles d’alimentation sont à retirer à la mairie de chaque commune. Plus tard, viennent les vêtements, les chaussures, les pneus de bicyclette etc...C’est le crieur public, à la sortie de la messe, qui lit les directives du maire, du préfet et éventuellement des autorités d’occupation. L’importance des rations dépend de
notre âge, de la catégorie qui vous est attribuée ou le travail auquel vous êtes affecté. Il y a plusieurs catégories: E: enfants, J1 et J2 pour les enfants jusqu’à 13 ans, J3 pour les adolescents et jusqu’à 21 ans, T: travailleurs de force, C: cultivateurs, V: vieillards à partir de soixante-dix ans. La quantité des produits alimentaires est différente selon ces catégories.

A partir du 1er juillet 1940, nous passons de l’heure solaire pratiquée ici à «l’heure allemande», toutes les pendules doivent être avancées de deux heures. Enfin, dans les villes occupées, un couvre-feu est proclamé de 20 heures à 6 heures le matin. Tous les hommes de 18 à 35 ans doivent se faire recenser en mairie. Tous ceux qui possèdent des armes doivent les déposer également en mairie, armes de chasse ou autre. Les lumières doivent être camouflées et même à Kerabellec, ma mère confectionne des rideaux noirs, qui sont installés dans les pièces où nous avons besoin de lumière le soir. La liste des réquisitions est publiée. Elle va du bétail aux produits alimentaires : pommes de terre, rutabagas, topinambours, etc... aux voitures automobiles qui ne sont pas indispensables jusqu’aux vélos à certains endroits.

La première année d’occupation, nous ne la ressentons pas encore comme très contraignante, mise à part le désarroi de la défaite qui, lui, restera encore longtemps. A Kerabellec, la vie, triste certes mais calme, a repris son cours. Jusqu’à la fin 1941, nous avons vu deux fois les Allemands au village; ils sont venus dans la lande en manœuvre. Ils ont fait des tranchées et ont échangé des tirs de fusils et de mitrailleuses puis, dans la soirée, sont venus prendre un bain dans le Tarun. Ils se sont promenés nus dans la prairie, en face de la maison et, comme nous sommes en juillet 1941, les cerisiers portent des fruits. Quelques uns y grimpent tous nus, cassent des branches, les lancent à leurs congénères restés au sol. Le sang de ma mère ne fait qu’un tour, elle entre dans le pré, prend un bâton, va parmi ces soldats en tenue d’Adam, le lance sur l’un des hommes perchés dans les arbres, au milieu des rires de tous. Un officier, habillé lui, intervient alors et fait descendre les coupables. Ils s’en vont quelques instants après, récupèrent leurs armes et motos restées dans la lande sous bonne garde, non sans que quelques-uns d’entre eux entrent dans la maison, se saisissent d’une louche et boivent du lait puisé dans l’écrémeuse, sans demander la permission à personne. Voilà, c’est notre premier contact avec l’occupant.

Même s’il n’est pas très méchant, il est tout de même significatif de sa mentalité, «nous sommes les maîtres, soumettez-vous et taisez-vous.» C’est ce qu’ils ont voulu nous démontrer.
Nous ne les reverrons plus au village de toute la guerre.
Fin 1943 et début 1944, ils ont fait quelques intrusions dans des hameaux du quartier mais jamais chez nous.

A Kerabellec, comme presque partout dans les campagnes bretonnes où l’on vit pratiquement en autarcie, nous ne souffrons pas trop des restrictions et du rationnement, mise à part les produits que nous achetons, café, sucre, sel etc... et le pain de son que nous détestons. Nous avons le cochon, les pommes de terre, le lait, le beurre et puis, rapidement dans le quartier, on a organisé la solidarité. Les fermiers, qui abattent une vache ou un veau de temps à autre, le font savoir, c’est réciproque. Quant au pain, les fours, qui existaient pratiquement partout, sont remis en service. La farine de blé, moulue et tamisée chez le meunier, fait, après quelques ratés de l’apprentissage, un excellent pain, qui, de fait, ne nous a jamais manqué. Et puis, nous ravitaillons des parents et amis de Baud et Lorient, d’où ils arrivent généralement le dimanche en vélo.

Les informations sont difficiles à obtenir. Nous avons une TSF comme la plupart des voisins. Mais à part Radio-Paris qui glorifie sans cesse les victoires allemandes, dont les armées sont entrées en Russie le 22 juin 1941 et que rien pour l’instant ne semble arrêter, cela nous démoralise encore davantage. Nous écoutons aussi la BBC de Londres, mais le brouillage des occupants est tellement intense qu’il est quelquefois difficile de comprendre. Tout le monde connaît tout de même le slogan de Pierre Dac "Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand" et nous commençons à comprendre aussi, à travers les bribes que nous saisissons, que la Résistance à l’envahisseur commence à s’organiser en France.

Les échos des actes de résistance sont soigneusement occultés par Radio Paris et la presse et ne nous arrivent qu’avec beaucoup de retard. Il en est ainsi, par exemple, de la manifestation du 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe de Paris.

Après la guerre, mon beau-père, qui avait participé à la Résistance, m’a fait voir un tract de la Jeunesse communiste de Saint-Denis, daté du 8 novembre 1940, dans lequel ils appelaient à répondre à l’UNEF pour aller manifester place de l’Etoile le 11. Il y eut 12 morts à cette manifestation. Celle-ci n’était pas spontanée mais organisée. Ca veut dire que dans certaines organisations, on préparait déjà et on expérimentait la réaction populaire à l’occupant nazi. Mais dans nos villages, nous sommes loin de ces centres urbains structurés socialement pour commencer le combat très tôt. Quand on apprend ces évènements, nous sommes heureux, mais tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est déplacer les petits drapeaux sur la carte d’Europe. C’est ainsi à Kerabellec.

Chez nous, les choses commencent réellement à changer avec l’instauration du STO. Après l’échec de la «relève», les Allemands décrètent le travail obligatoire en Allemagne. Dans un premier temps, pour les jeunes gens nés en 1922 et 1923, classes 42 et 43. Si ces jeunes gens ne sont pas utiles en France, ils doivent obligatoirement aller travailler en Allemagne. Cette situation amène une migration considérable des grands centres urbains vers les campagnes, soit dans des familles ou dans des groupements clandestins qui commencent à s’appeler dès lors «les Maquis». Dans certaines forêts ou villages isolés, les jeunes, qui refusent de travailler pour l’ennemi, doivent vivre de la solidarité de la population. Ce sont les gendarmes français qui sont chargés de
porter les «réquisitions» aux intéressés. A Kerbédic, le village le plus proche de Kerabellec, ils viennent deux fois avertir notre voisin Léon Le Guélaud qu’il doit se rendre en Allemagne...sans suite.

Devant le peu de volontaires et les refus d’obtempérer, les Allemands organisent des rafles. C’est le cas à Baud à deux reprises. Quand le bruit court que ça doit avoir lieu, beaucoup de jeunes quittent alors le bourg. C’est le cas de mes deux cousins, Roger et Jean, qui se réfugient chez nous pour quelques jours, quelquefois avec des copains.

Une fois, mon père rentre du champ qui borde la ligne de chemin de fer CM. Il est accompagné par un homme qui a l’air épuisé, appuyé sur un bâton. Il nous dit qu’il s’est évadé d’un stalag de Rhénanie. C’est un Finistérien. Il veut rentrer chez lui en suivant le chemin de fer qui va jusqu’à Plouay, après, il se débrouillera, nous dit-il. Mais il est épuisé, ses pieds sont en sang et terriblement gonflés. Ma mère lui prépare un bain de pieds chaud et le restaure. Il s’endort dans le hangar sur la paille. Il restera près d’une semaine chez nous, jusqu’à ce que ses pieds aillent mieux. Il repart avec sa musette pleine de nourriture et des souliers à peu près potables, que mon père a réussi à lui trouver. Il a les larmes aux yeux en partant. Nous n’aurons jamais aucune nouvelle de lui.

On commence à ressentir les effets de l’occupation. Il n’y a pas assez d’essence pour les battages. On voit arriver les chaussures à semelles de bois, les pneus de vélo sont en caoutchouc synthétique et ne valent rien. On parle d’attentats qui ont lieu de temps à autre, on commence à parler de terroristes, les gens utilisant les même vocables que la presse et les occupants. Ce n’est que bien plus tard, au début 1944, que dans la population, les «terroristes» passent au statut de patriotes.
En 1942, l’espoir revient. Les Anglo-Américains débarquent en novembre en Afrique du Nord. Rommel et son corps expéditionnaire sont dé- faits. Ils rembarquent pour l’Europe. Les petits drapeaux s’immobilisent à l’Est, les Allemands piétinent et se gèlent sur le front russe. Les Allemands occupent la «zone libre» pour se protéger au sud et la guerre évolue tout à fait différemment. Les attentats anti- nazis sont de plus en plus fréquents. La répression de plus en plus féroce aussi.

J’ai 16 ans en 1942. Je regrette d’être trop jeune et d’être considéré encore comme inapte à faire ce que les adultes ne font pourtant pas pour la plupart d’entre eux. C’est-à-dire combattre les «Boches». Comme beaucoup de jeunes, je rage d’impatience. Les bombardements sur Lo- rient s’intensifient et nous voyons souvent les fusées éclairantes des «avions guides» au-dessus de la ferme de Kerabellec. Nous avons même trouvé deux fois ces espèces de pots de fleurs munis d’un petit parachute dans les près bordant le Tarun. Eclairés par les projecteurs qui prennent quelque fois les avions dans leur faisceaux, nous n’avons jamais vu de feux d’artifice semblables... Le jour, ce sont les concentrations de « forteresses volantes» qui se touchent presque dans le ciel et se ruent sur la base sous-marine à laquelle elles ne feront finalement aucun mal, mais par contre, réduiront Lorient en une vaste carrière.

Un jour, j’assiste à un combat aérien entre un chasseur anglais et un chasseur allemand. Je passe la herse dans un de nos champs, quand je suis alerté par un tir de mitrailleuse. Je lève la tête et je vois, haut dans le ciel, deux avions qui s’affrontent. Je me hâte avec le cheval sous un pommier auquel je l’attache et je regarde médusé le «carnaval» aérien. Ils plongent tour à tour l’un sur l’autre en se mitraillant, venant jusqu’à quelques centaines de mètres du sol. J’en oublie presque le danger jusqu’à ce que des branches du pommier, sous lequel nous sommes réfugiés, soient cisaillées et tombent sur le dos du cheval qui hennit et garde les oreilles collées à la tête tellement il a peur sans doute? Après quelques minutes, ils cessent de tirer et partent chacun de leur côté. L’Allemand vers Lorient, l’Anglais vers le Nord. Pourquoi ce match nul? Epuisement de munitions sans doute..?

Les interdictions n’empêchent pas les gens de se rassembler, et particulièrement les jeunes, dans des bals clandestins chez des particuliers et des fêtes en plein air, genre kermesse un peu précaire, Il y en eu une dans la lande chez nous. On y installe des stands, nous vendons du cidre et organisons des jeux ancestraux comme la «Velade». On joue à la boule bretonne, aux palets et on y danse aussi!
La première fois que cela s’est fait, ça s’est passé de l’autre côté de la vallée, sur la commune de Camors. C’est en
1941. Deux soldats allemands arrivent. Ils ne sont pas armés. Ils boivent du cidre et aussi de l’eau de vie. Nul ne sait comment cela se serait terminé sans l’arrivée des gendarmes de Pluvigner parce que les gens commençaient à s’agglomérer autour d’eux et à leur poser des questions de plus en plus provocatrices. Mais les gendarmes font disperser tout le monde, de- mandent aux Allemands de rentrer à leur base - parce qu’ils sont dans un rassemblement illégal - et saisissent l’accordéon d’Anchise Jaffré. Ils lui demandent de passer à la gendarmerie le lendemain lundi où il écope d’une amende. Ils lui rendent quand même son accordéon. C’est la seule fois où ça s’est passé ainsi. Les autres fois, le bouche à oreilles fut sans doute plus limité et plus sélectif.
Avec mon camarade
Ernest François de Camors, nous avons gagné plusieurs de ces «vélades» dont nous étions devenus des spécialistes. C’est aussi sans doute une manière de montrer que nous ne voulons pas accepter la privation de nos libertés et c’est le moyen qui nous reste encore pour exprimer notre indépendance. Par ailleurs, je joue au football à l’US Chappellle-Neuvoise créée par un ingénieur de la RATP parisienne, réfugié dans sa famille, pour échapper à la collaboration à laquelle on voulait le forcer. Ces associations et réunions clandestines contribuent à la rencontre des jeunes et aboutissent forcément à des discutions sur l’occupation et les moyens d’en sortir.

1942 L'HEURE BRETONNE  ?

En 1942,on voit aussi arriver les militants autonomistes du Conseil national breton, à la Chapelle-Neuve.Ils viennent vendre leur journal «L’heure bretonne» à la sortie de la messe. Sans participer encore à la répression nazie, comme ce sera le cas plus tard, ils exhortent tout de même à la collaboration, qui les aidera, paraît-il, à acquérir l’indépendance de la Bretagne.

«Nous avions remarqué, avec mes camarades, qu’ils arrivaient tous les samedis soirs, par le petit chemin de fer du CM et dressaient leur tente près de la rivière, entre Kerabellec et le Moulin de Kerjosse. Nous avions observé aussi qu’ils ne laissaient personne sur place le dimanche matin, pendant la diffusion de leur journal.
Alors, nous décidâmes d’agir. Avec Léon Le Guelaud et Jo Tréhin, armés de couteaux, nous découpâmes en petits morceaux la toile de tente, après avoir cassé les piquets, déchirés les journaux d’une pile qui restait sous la tente. Nous jetâmes le tout dans les eaux tumultueuses, à l’endroit du petit barrage servant à l’irrigation.
Pour juger de l’effet de notre action, nous grimpâmes sur le coteau surplombant le lieu, cachés derrière les grands ajoncs et nous attendîmes leur arrivée. Ce ne fut pas triste! Après l’étonnement de ne plus retrouver la tente et leur matériel, ils récupérèrent quelques lambeaux de journaux coincés sous les berges, nous eûmes droit à tous les noms d’oiseaux du vocabulaire CNB. Ils trépignèrent de colère et hurlèrent leur haine à notre propos. «Ah, s’ils découvraient qui avait fait ce coup là, alors la vengeance serait terrible !» C’était avec beaucoup de plaisir que nous les observâmes, mais nous fûmes obligés d’étouffer nos rires. Enfin, ils partirent, déconfits. Une fois assurés que nous ne risquions plus d’être repérés, nous laissâmes éclater notre joie et nous nous retrouvâmes à Kerbédic, chez Léon, pour arroser ça. Cette action eut des effets chez eux, car ils ne revinrent plus jamais vendre leur journal à la Chapelle-Neuve. Nous étions fiers de ce que nous venions de faire, certes, ce n’était pas une action directe contre les occupants, mais, tout de même, c’était un coup porté à ceux qui sont devenus, plus tard, leurs auxiliaires, dans la répression».

Le moral remonte dans l’opinion patriotique, avec les revers allemands à l’Ouest, puis après la terrible bataille de Stalingrad, qui se termine début février 1943 par l’écrasement de l’armée de Von Paulus. Tout le monde sent bien que la guerre prend un tournant et les gens n’hésitent pas à déclarer que «les Boches sont foutus». Le comportement des occupants s’en ressent, ils supportent de plus en plus mal leurs déboires et deviennent de plus en plus agressifs et méfiants.

L’année 1943 est certainement une des plus dures et tristes de l’occupation. Il n’y a pas de jour où nous n’entendons parler d’attentats, mais aussi des méfaits de la Gestapo par la radio de Londres que nous écoutons maintenant en déchiffrant ces nouvelles dans le brouillage. Les arrestations se multiplient. En décembre 1943, entre Noël et le Nouvel An, je suis contacté pour entrer dans la Résistance.

«En revenant d’un match de foot, je prenais un verre avec mon camarade Jean Cadoret, à la Chapelle Neuve, chez Marie Turnier. Nous commentions à haute voix les évènements, quand, se levant d’une table voisine, le boucher, Arthur Josse, qui avait sa boutique en face, vint vers nous et nous dit: «si vous continuez comme ça, vous finirez bien par avoir des histoires» et ajouta, sur un ton plus bas: «vous n’aimez pas beau- coup les Boches, vous deux ? Il nous dit alors: «si vous voulez être un peu plus utiles que d’en parler, je pourrais peut-être vous aider un peu». Nous restâmes la bouche ouverte d’incrédulité. Il conclut: «si vous voulez, nous pourrons nous revoir le mois prochain, je vous préviendrai.»En effet, il re-contacta Jean, qui me prévint. Il nous conviait chez lui, un samedi soir, c’était vers le 15 janvier, je crois, la réunion eu lieu dans ce qu’il appelait son laboratoire, derrière sa boutique. Un autre personnage, assez âgé, était présent. Nous ne le connaissions pas, il s’avéra être Jean-Louis Rivière, commerçant ambulant, domicilié à Vannes, mais dont nous connaissions bien la famille qui habitait un village de la Chapelle-Neuve. A la Libération, Jean-Louis Rivière sera notre chef de section.

Après un laïus sur un débarquement proche et les besoins de la Résistance de recruter des jeunes pour aider à sa réussite et les recommandations de discrétion absolue, il passa au rôle que nous aurions à jouer. Le problème, c’était les armes. Il y avait bien quelques parachutages, mais c’était insuffisant, nous dit Rivière. Il faut donc trouver d’autres armes dans l’éventualité de s’en servir pour le grand jour. Et il nous dicta notre tâche immédiate: Il fallait que nous recensions les foyers qui détenaient encore une arme de chasse ou même, éventuellement, de guerre ! Il y avait, nous dit-il, un moyen pour ça. C’était de faire parler nos anciens copains d’école ! Jean et moi, nous nous regardâmes, profondément déçus, notre désarroi se lisait sans doute sur nos visages, «c’était ça, la Résistance». Toujours est-il qu’ils essayèrent de nous convaincre de l’utilité extrême de cette tâche et qu’il fallait le faire sans tarder, car l’échéance finale approchait. Peut-être après tout, était-ce aussi une mise à l’épreuve que l’on nous faisait subir ? »

Malgré notre scepticisme, nous acceptons d’essayer. Il faut être très prudent. Nous abordons le problème avec nos copains à travers le gibier qui pullule à l’époque, du fait de l’interdiction de la chasse. On s’aperçoit que pas mal de détenteurs de fusils ont remis de vieilles pétoires à la mairie et gardé de bons fusils et quelques fois même, chassent encore avec. Toujours est-il que nous rendons nos devoirs à nos maîtres, cela dure plusieurs semaines et nous sommes même félicités. Il va sans dire, qu’à la Libération, il n’a pas été vu beaucoup de fusils de chasse en action. Dès cette période, fin janvier et février 1944, nous sommes employés aussi à d’autres tâches, heureusement !
A cette époque, je me fais soigner chez le dentiste de Locminé et c’est une excellente occasion et éventuellement une bonne couverture pour faire parvenir des plis à la gendarmerie, où un gendarme m’en confie en retour. Je ne sais pas encore que
le chef de la brigade de Locminé, Jean Milès, alias Charles va devenir le chef d’une compagnie de l’AS (l’Armée secrète).

C’est à cette période là aussi que les Allemands, avec les Russes de Vlassov, attaquent le 1er maquis de la région, le 10 février 1944, à Poulmein, à quelques kilomètres du bourg de Baud. Si les Allemands y laissent plusieurs morts, plus le traître qui les guide, la répression de la famille Le Labourer, qui abrite le maquis, est terrible. Le père, Emile, est affreusement torturé et meurt, attaché à un pommier. Puis la ferme est incendiée. Les autres membres de la famille, la mère et ses deux filles, ne doivent leur salut qu’à la fuite. Les autres maquisards se dispersent à l’exception d’un jeune Hennebontais, Georges Lestrehan, et d’un gamin de 14 ans, Mathurin Henrio, qui s’est trouvé présent malencontreusement au moment de l’attaque. Deux jours plus tard, le 12 février, nous voyons arriver à Kerabellec, conduit par notre cousin Roger, deux jeunes hommes, qui nous disent être rescapés de Poulmein. L’un s’appelle Sinquin, l’autre Le Touzic, mais ce n’est sûrement pas leurs vrais noms. Ils souhaitent être hébergés, le temps de la réorganisation de leur groupe et mes parents y consentent …

«Quelques jours plus tard, ils me demandèrent de les guider jusqu’à un bistrot, à la gare du Pont de Baud où ils devaient récupérer un sac avec du matériel. Nous fîmes l’aller et retour en début de nuit sans problème, en empruntant la petite ligne du CM. Le patron du bistrot nous reçut très prudemment. Il finit par nous emmener dans une remise, derrière le café et là, de dessous un tas de bois, il extirpa un sac à dos dans lequel il y avait quelques armes et explosifs. Les deux maquisards restèrent plus d’un mois à la ferme. Ils nous donnaient un coup de main aux travaux agricoles. Le Touzic était boucher-charcutier, à ce titre, il participa à l’abattage de quelques bêtes dans le quartier, qui furent partagées entre voisins.

Puis, vers fin mars, le même cousin revînt à Kerabellec avec un autre jeune homme, ils venaient chercher nos deux pensionnaires. En mai, bien plus tard, ils nous firent savoir qu’ils étaient au maquis de Botsegalo et souhaitaient que nous leur apportions, si possible, un peu de ravitaillement. Sinquin avait laissé un pull-over chez nous, c’était aussi l’occasion de le lui porter. Ma mère pré- para les aliments: du lard cuit, du beurre, elle ajouta des saucisses qui fumaient dans la cheminée et un gros morceau de pâté. Je demandai à mon cousin Louis Guillevic de Camors s’il voulait m’accompagner pour faire connaissance d’un maquis. Il accepta avec enthousiasme. Un samedi, nous partîmes en vélo de Kerabellec, direction La Chapelle-Neuve, St Quidy puis Ty Planche. Je savais que le maquis était entre Ty Planche et Colpo, mais pas exactement où. Sinquin nous avait fait savoir que la bistrote nous renseignerait si nous le lui demandions discrètement. Nous entrâmes donc au café. Tout en buvant notre verre de cidre, nous lui posâmes la question. Elle nous jaugea du regard, puis se tournant vers la table des joueurs de cartes dans le fond du café, leur posa la question tout fort «Le maquis, c’est le deuxième ou troisième chemin à droite à partir d’ici?» «Le troisième», répondirent-ils. Alors là, nous restâmes sans voix. Ca se passait donc comme ça, tout le monde semblait au courant ! Effectivement, nous reprîmes nos vélos et c’est bien au bout du troisième chemin qu’un gars, armé d’une mitraillette Sten, surgit de la lande et nous interdit d’aller plus loin.

Après explications, il fit quérir nos deux amis, seul Sinquin se présenta. Il était heureux de me revoir, nous restâmes un moment à discuter, je lui posai la question: «Est-il possible de visiter le camp ?» Il s’absenta pour aller demander la permission, mais au bout de dix minutes, quand il revînt, la réponse fut non.

Nous n’étions pas en mesure d’insister, mais il me prit à part et me dit: «si tu pouvais revenir de temps en temps avec des provisions, ce serait bien.» Ce que je fis plusieurs fois. Ca me permis d’ailleurs de connaître le camp et de faire la connaissance de quelques gars et surtout de Milès, qui était en réalité mon chef, responsable de l’AS de mon secteur, ce que, jusque là, je ne savais pas ! Je voulais rester au maquis, mais Milès m’exhorta à continuer la travail que je faisais, où j’étais, disait-il, plus utile qu’au camp où ils avaient beaucoup de mal à gérer tout ce monde. Je revins donc à Kerabellec, d’où je continuais à remplir mes missions qui furent étendues jusqu’à Moustoir-Ac et Naizin quelquefois ».

UNE GRANDE JOIE, LE DÉBARQUEMENT

Enfin, le 6 juin, nous apprenons avec une grande joie, que le débarquement allié a eu lieu en Normandie.

«Léon le Guelaud se trouvait avec moi sur la ligne de chemin de fer, entre nos deux hameaux, quand deux avions, noir et blanc avec une étoile blanche apparurent. Quelques instants après le passage du petit train, vers 10 h du matin, nous levâmes les bras. Les pilotes durent nous voir, car ils battirent des ailes. Quelques secondes plus tard, nous les vîmes piquer vers la gare de la Chapelle Neuve et puis, nous entendîmes des tirs de leurs mitrailleuses. Nous pensâmes de suite: c’est le train !

Nous courûmes pendant près de trois kilomètres et effectivement, le train était là, cinq cent mètres après la gare, arrêté sur la voie, la locomotive, percée de toute part, crachait la vapeur par tout ses trous. Le chauffeur gisait à côté sur le ballast, une jambe déchiquetée, quelqu’un lui avait posé un garrot. Le mécanicien était indemne. Heureusement le train était quasiment vide à cette heure là, il n’y eut pas d’autre victime. Nous n’avons jamais su ce qu’était devenu cet homme.

Le soir même, il y eu une réunion à Kerabellec. Il y avait A. Josse, Jo Thréhin, Antoine Le Bayon, Penher, mon père et peut-être d’autres que j’ai oublié. Il fut décidé que dès l’aube, le 7 juin, nous irions abattre des arbres sur la route. L’endroit choisi fut la portion comprise entre Kerbourhon et le Pont sur l’Evel. Jo Tréhin et mon père fournirent les outils (cognées, herpons, coins, masses etc....). A 3h 30 ou 4 h, tout le monde était présent, une demi heure de marche et nous étions sur place. Il y avait à l’époque un gros talus avec, dessus, de grands chênes, des ormes, des frênes, en un rien de temps, nous en abattîmes une dizaine. Quand un coup de sifflet du guetteur nous alerta, nous nous repliâmes calmement, avec notre matériel, derrière le 3ème talus qui bordait une prairie, juste devant la rivière, le Tarun.

Il faisait maintenant grand jour. Venant de Locminé sans doute, un convoi d’une dizaine de camions, bourrés de soldats, arrivait devant les arbres bouchant la route sur 50 mètres. Les soldats, couverts de fougères et de branchages sur les casques, criaient de rage, on en- tendait bien les ordres gutturaux des chefs. Sur un camion, les serveurs d’une grosse mitrailleuse se mirent à tirer dans les arbustes et les ajoncs qui couvraient la colline, juste sur la face opposée à nous. Nous rîmes sous cape et nous décidâmes de nous replier, ce qui se fit sans problème. Nous traversâmes la rivière avec de l’eau jusqu’à la taille et suivîmes le chemin de fer jusqu’à Kerabellec où nous prîmes un copieux déjeuner en commentant notre travail ! Combien de temps avait duré le déblaiement ? Je n’en sais rien mais le lendemain, les témoins qui passèrent là, constatèrent que les arbres, les branches brisées avaient été poussés des deux côtés de la route. C’était peut-être un
acte dérisoire par rapport aux moyens dont disposait l’ennemi, mais pour nous, c’était aussi un symbole de notre participation à l’effort des Alliés».

C’est aussi à partir de ce moment là que s’intensifièrent les parachutages d’armes.

«Un soir, c’était vers le 10 juin, nous fûmes convoqués, avec la charrette, au village de Kerhevé vers 23 heures. Arrivés sur place, il y avait déjà plusieurs voisins avec leur charrette et des gars de Baud, rassemblés pour ramasser les conteneurs. Le balisage était déjà en place et Anicet Le Divenach, l’un des fermiers de Kerheve, distribuait, à l’aide d’un broc, une tournée de cidre à tout le monde. Nous attendîmes longtemps, mais vers 3 heures du matin, arriva un homme qui nous dit qu’il y avait contrordre, que le parachutage n’aurait pas lieu cette nuit. C’était fort déçu que chacun repartit chez lui, en espérant que l’opération aurait vraiment lieu sans tarder.  »

ST MARCEL

«  Puis arrivèrent les évènements de Saint Marcel. Le 14 ou le 15 juin, une équipe fut constituée avec Jo Tréhin à sa tête pour aller y chercher des armes. Je me portais volontaire avec mon copain Jean Cadoret, mais là encore, refus catégorique. L’équipe était assez nombreuse et nous serions plus utiles sur place ici ou on avait, paraît- il, besoin de nous. Quand 5 jours plus tard, nos camarades revinrent de Saint Marcel (Jo Tréhin y avait été blessé), ils nous racontèrent ce qui s’y était passé. Ils s’étaient bien battus aux côtés de nos camarades d’Auray, mais avaient gros sur le cœur d’avoir dû détruire tant d’armes envoyées spécialement d’Angleterre.

J’allai rendre visite à Jo, il était immobilisé au lit. Je lui fis remarquer que c’était dangereux de rester chez lui, au bord d’une route où les Allemands pouvaient passer et même, s’arrêter (ils l’avaient fait d’ailleurs plusieurs fois). Il me dit : "je ne veux pas aller ailleurs". Il me fit voir alors, sous son oreiller, un pistolet, sous l’édredon, une grenade et une Sten et ajouta, dans tous les cas, j’y resterai sans doute, mais pas tout seul ».

Après la dispersion du maquis de Saint Marcel, il faut s’organiser pour aller récupérer de nombreux paras des SAS que les Allemands pourchassent dans toute la campagne de cette région. Chez nous, deux équipes sont constituées pour aller en récupérer. La 1ère équipe, formée de
Louis Thomas, André Rivière et son jeune frère Maurice, doivent récupérer un groupe de parachutistes dans un café, à l’entrée de Ploërmel. La 2ème équipe, constituée de Antoine Le Bayon, Léon Le Guelaud et de moi-même, doit récupérer une autre équipe à Sérent et la ramener à Kerabellec. André et Maurice Rivière sont les deux fils de Jean-Louis, notre chef de section, dont j’ai déjà parlé. Nous partons le même soir, les trois premiers sont munis de vélo, nous, nous sommes à pied.

«A une centaine de mètres de Ploërmel, Louis Thomas et André Rivière partirent seuls, laissant Maurice et leurs vélos à sa garde, en attendant leur retour. Maurice camoufla le tout et attendit, derrière un talus, le retour de ses compagnons. Ils ne revinrent pas.

Nous sûmes, plus tard, qu’à peine entrés, ils furent ceinturés par des allemands et immédiatement arrêtés. Maurice, se doutant que quelque chose avait mal tourné, se résigna à rentrer à la Chapelle Neuve tout seul, abandonnant les deux vélos dans un fossé. Quant à notre équipe, Antoine et Léon ayant participé aux évènements de Saint Marcel, Antoine voulut à tout prix passer par Saint Billy où ils avaient eu un premier accrochage avec les occupants en se rendant au camp le 15 juin. Ca nous faisait faire un petit détour, mais, après tout, Léon et moi, nous ne voulûmes pas le contrarier.

Sur la route de Plaudren, à Trédion, presque en pleine forêt, nous entendîmes des chevaux, marchant sur la route. Ca pouvait être un paysan du coin, mais peut-être aussi des "Vlassov". Nous marchâmes près du fossé, quand ils débouchèrent à une centaine de mètres, venant vers nous. Ils nous virent et se mirent à tirer immédiatement. Nous, nous n’avions pas d’armes, et de toute façons, devant le nombre, elles n’auraient pas servi à grand chose. Les balles nous sifflant aux oreilles, nous sautâmes dans le bois et courûmes de toutes nos jambes le plus loin possible de la route, puis, à bout de souffle, nous nous arrêtâmes, personne n’avait été touché.

Après quelques tirs de la route, le silence revint, nous nous regardâmes, étonnés, mais peut-être, après tout, avaient-ils peur eux aussi d’entrer dans ce bois qui aurait pu leur réserver des surprises. Après nous être enfoncés un peu plus dans les bois, nous décidâmes de prendre un peu de repos, nous cassâmes une petite croûte en marchant mais nous ne pûmes dormir de la nuit. Après ce court repos, on se remit en route, mais nous étions complètement désorientés. Il fallut quitter la forêt pour retrouver notre chemin, se repérer à nouveau, dans le but de nous acquitter de notre mission.

Enfin, une prairie, puis un champ avec un chemin nous amena vers une maison dont la cheminée fumait. Antoine alla taper à la porte alors que nous restâmes à l’écart. Après plusieurs minutes, une femme entrouvrit la porte, méfiante sans doute Antoine nous fit signe de venir. La dame
nous fit entrer. Nous entendîmes du bruit dans la pièce à côté et, sans doute devant notre air angoissé, elle nous rassura, nous disant que son vieux père devait se lever. Elle nous fit chauffer un ersatz de café et nous demanda si nous avions faim. Ah, pour ça oui, nous avions faim. Elle nous servit une omelette avec du pain de son. Mais que c’était bon !

Quand nous lui expliquâmes où nous voulions aller, elle nous dit: «Mais vous allez exactement en sens inverse. Vous retournez d’où vous venez ! « Elle nous indiqua la bonne route, nous recommandant d’être prudent, car il y avait plein de patrouilles dans le secteur. Les Allemands étaient même venus chez elle l’avant veille.

Il y avait la route, mais elle nous conseilla des chemins de traverse, faciles à suivre nous dit-elle. Ils nous ́éviteraient les mauvaises rencontres et raccourciraient notre parcours. Nous étions tout près de Trédion dont on apercevait le clocher. Mais il nous restait encore une douzaine de kilomètres à faire. Ce qui faisait encore près de deux heures de marche. Après plusieurs demandes de renseignements sur le village - dont je ne me rappelle pas le nom - les gens nous disaient ne pas le connaître (il me semble que le nom de famille était Perrotin) et nous voyions bien qu’ils ne voulaient rien dire, ce qui se comprenait après la répression qu’il y eut dans le secteur de Saint Marcel !

Enfin, nous tombâmes par hasard sur la bonne adresse et trouvâmes là les paras qui commençaient à s’impatienter, ils étaient six. Il y eut quelques interrogations sur "qui nous étions vraiment ", afin d’éviter un traquenard. Enfin, après discussion, il fut convenu que nous partirions un peu avant la nuit, par le chemin par lequel nous étions venu jusqu’à Plaudren, mais qu’après, nous passerions par Colpo et Saint Quidy, pour arriver à la Chapelle-Neuve, puis Kerabellec.

Il faut dire que les SAS étaient mieux équipés que nous. Ils avaient des cartes d’état major, des boussoles et des armes aussi. Si nous étions venus les mains dans les poches, nous repartîmes les épaules bien chargées: des armes, des munitions, des explosifs, un bazooka etc... Nous étions neuf pour transporter tout ça, chargés comme des mulets. Ils avaient tout préparé, sans savoir combien nous serions, ce qui nous obligea à nous répartir quelques objets supplémentaires.

Après un bon casse-croûte et les adieux à la famille d’accueil (apparemment , les SAS étaient là depuis plusieurs jours), nous prîmes le chemin du retour. Un sergent-chef, Saint-Arnaud commandait le groupe. Il décida que chacun de nous marcherait une centaine de mètres devant, à tour de rôle, pendant au moins une 1⁄2 heures, plus si possible. Nous contournâmes les villages, en passant souvent par-dessus des talus, c’était exténuant. Nous faisions heureusement des poses de temps en temps. Quand nous devions prendre une petite route, nous nous arrêtions, observions et écoutions bien, puis, nous nous engagions jusqu’au prochain chemin que nous indiquait Saint-Arnaud, carte d’état major en main ».

Je me rappelle encore la dernière pause, un peu avant Saint Quidy.

«J’étais tellement éreinté que je pensais ne pas pouvoir me relever, mais nous étions à peu près tous dans le même état. Et puis, il ne restait plus beaucoup de kilomètres à faire (quatre ou six) et l’ardeur repris le dessus. Enfin, nous arrivâmes à Kerabellec au petit matin et ce fut le "ouf" général. D’abord parce que la torture des sacs à dos était terminé, mais aussi, parce que nous étions passés "entre les gouttes", comme on dit, sans incident aucun. Tout le monde pris un petit déjeuner copieux, café d’orge, mais avec du bon lait, du pain, du beurre et de la...saccharine. Il y avait un seul lit disponible. Les paras choisirent parmi eux qui seraient les deux heureux qui y coucheraient. Ils n’avaient pas dormi dans un vrai lit depuis des années, nous dirent-ils. Les autres coucheraient dans le foin. Nous allâmes tous nous coucher quelques heures et, plus tard, tout le monde se retrouva dans la bonne humeur, sous le hangar où avait été déposé le matériel.Dans la matinée, on vit arriver Arthur Josse qui conféra avec Saint Arnaud, de son vrai nom André Costes, journaliste dans le civil. C’est lui qui nous raconta l’échec de l’autre équipe. Apparemment attendue par les Allemands, il savait André Rivière et Louis Thomas à Locminé où ils étaient sûrement toujours torturés, sans aucun doute !

A quelques jours de là, j’allais voir Madame Thomas, la mère de Louis, réfugiée de Locmiquélic, chez un sabotier surnommé "Pipec" du Bonalo en la Chapelle-Neuve. Je la trouvai effondrée de savoir son fils entre les mains de la Gestapo. La sœur de Louis m’expliqua qu’une personne était venue chercher du linge pour son frère et leur avais remis sa chemise, couverte de sang. Mais en tout cas, ils ne parlèrent pas. André et Louis furent déportés à Bukenval en Allemagne et eurent la chance de rester vivants. Ils furent libérés en 1945 ».

Pendant ce temps, d’autres évènements se déroulent. Pour éviter une attaque massive des Allemands, le maquis de Botségalo est dissous, les maquisards dispersés, une partie se retrouve à Florange, d’autres rentrent chez eux. C’est une des causes du drame de Locminé, avec l’épilogue dramatique du Fort de Penthièvre.

«Trois d’entre eux arrivèrent à Kerabellec. Armand Corlay, originaire de Saint Hélène, Marcel Jolivet d’Auray, suivi, deux jours plus tard, de Jean Miles (alias Charles), responsable d’une compagnie A.S. Tout ça faisait beaucoup de monde, surtout que maintenant Léon Le Guélaud et An- toine Le Bayon passaient toutes les journées ou presque à Kerabellec. Les parachutistes faisaient notre instruction sur le maniement des armes diverses et nous apprenaient à nous servir des explosifs. Les travaux pratiques avaient lieu la nuit, soit sur les rails de chemin de fer, soit sur les pylônes électriques. Je me souviens aussi des redoutables "crève pneus" et leurs pointes acérées. Il n’y eut pas que les voitures allemandes qui en furent victimes. Heureusement, le quartier était sûr.
Que se serait-il passé si nous avions été dénoncés? La plupart des gars dormait dans le grenier à foin, sous le hangar, dans la paille. Personne ne montait une garde ! Seul, Miles, hyper prudent, refusait de coucher à l’intérieur des bâtiments. Il allait dormir à la limite de la lande ou auprès du talus d’un champ, avec une simple couverture ou une toile cirée pour les nuits de pluie. Il changeait souvent de lieu ».

Ca faisait beaucoup d’animation au village et certains jours, nous nous trouvions jusqu’à 16 personnes à table. Je me souviens qu’il y avait à quelques centaines de mètres de la maison, dans la lande de Kerbedic, une carrière inexploitée depuis le début de l’Occupation. Pour relier cette carrière au concasseur qui dominait les rails de chemin de fer, il fut creusé une tranchée profonde d’environ 3 mètres et large de 2, dans laquelle circulaient les wagonnets à pierres. Avec le temps, cette tranchée avait été complètement recouverte par les ajoncs et les genêts, rendue parfaitement invisible et formant un tunnel extraordinaire. J’en parlai avec
Armand Corlay et Saint Arnaud. Nous y installâmes des couchettes de fortune. Le lieu était sûr et relativement confortable. Il pouvait permettre de se sauver par un bout ou l’autre, en cas de danger.

La ferme en fut d’autant soulagée et les gars en relative sécurité. J’allais quelque fois coucher avec eux. Il en fut ainsi pendant près d’un mois, jusqu’au dernier parachutage d’armes, à la fin juillet, c’est-à-dire quelques jours seulement avant la Libération. Le radio des parachutistes, un gars d’origine corse, Geordini nous annonça qu’il fallait organiser un parachutage à Kerabellec. Il fallait choisir le lieu. Mon père se mit d’accord avec les paras pour moissonner le blé quasiment mûr dans le grand champ que nous avions de l’autre côté du Tarun. «Il finira bien par sécher en gerbes» décida-t-il ! Nous avions une moissonneuse lieuse. Il fallait seulement trouver du monde pour ramasser les gerbes et les aligner sur les bords du champ, pour dégager le centre. Une partie du champ était planté de jeunes choux ou de betteraves, je ne m’en souviens pas très bien.

L’équipe fut vite constituée. Jo Tréhin nous ramena des gars, des voisins prévenus arrivèrent. Finalement, nous étions bien une vingtaine présents pour cette tâche. Ce fut vite fait; aussitôt que la gerbe liée tombait de la machine, elle était empoignée et ainsi, ramenée au bord du champ. Vers 16 heures, tout était fait, le terrain, à peu près 4 hectares en tout, prêt à être balisé pour recevoir les conteneurs. Nous nous retrouvâmes tous à la cave, un verre à la main, pour conclure cette corvée. C’est peu après que Geordini revint nous voir et nous annonça tristement que le projet était abandonné, c’était la 2ème fois que cela nous arrivait, nous étions tous dépités.

Chacun retourna donc à ses affaires et nous allâmes nous coucher quand, vers 22 heures, branle-le-bas de combat. C’était Antoine Le Bayon. Il fallait vite atteler le cheval à la charrette car le parachutage allait avoir lieu. Non pas où nous l’avions préparé mais près de Kerhévé où il avait été annulé début juin. J’aidai mon père et nous partîmes aussitôt. Un quart d’heure après, nous étions sur les lieux. Jo Tréhin aussi y était avec sa charrette et d’autres encore de Talinez et puis une vingtaine de copains pour récupérer les conteneurs et les charger sur les charrettes. En fait, le largage était déjà commencé et les parachutes tombaient quelque fois assez loin de la zone balisée qui avait été établie en grande hâte. Les parachutes étaient éparpillés un peu partout. Il y en avait jusqu’à côté du bourg de la Chapelle Neuve. Un conteneur était tombé au milieu de la route, près du Pont Texier, à 300 mètres des premières maisons. D’autres parachutes étaient accrochés dans les arbres d’un taillis, à proximité. C’était impressionnant, avec ces gros avions qui passaient très bas, dans un bruit d’enfer. Les conteneurs tombés du ciel étaient considérables mais nous réussîmes tout de même, au petit matin, à ramasser ces étranges boîtes cylindriques, fort lourdes d’armes et de matériels. Tout ce que nous avions trouvé avait été transporté dans un petit bois, près du village de Talinez, là où habitait la famille de Jean-Louis Rivière.

C’est là qu’au petit matin, je revis le capitaine Milès qui avait quitté Kerabellec quelques jours plus tôt. Il me montra le tas d’armes que nous commencions de déballer et me dit : «Tu as vu cette quantité d’armes, maintenant, il va falloir trouver du monde pour s’en servir. Alors, toi qui connais tout le monde dans le quartier, tâche de nous en ramener quelques uns». Ce que je fis. D’autres firent la même chose dans leur secteur.

Cinq camarades m’accompagnèrent l’après-midi pour participer à l’inventaire et au nettoyage des armes couvertes de graisse. Nous n’avons jamais su pourquoi le site de Kerabellec fut abandonné pour être remplacé quelques heures plus tard par celui-là, pourtant beaucoup moins accessible. S’il y avait beaucoup d’armes, il y avait aussi beaucoup de monde. Le moment du soulèvement général était arrivé. Nous allions enfin nous battre pour débarrasser notre sol de ses occupants nazis. Il fut constitué une section de la Chapelle Neuve, comprenant une cinquantaine de gars. Des jeunes et des moins jeunes du bourg et de la campagne, en particulier des paysans qui abandonnaient provisoirement les moissons pour participer à la Libération. L’élan patriotique du moment n’avait d’égal que l’enthousiasme qui le servait. Les filles nous brodèrent des brassards FFI à se mettre sur le bras.

Cette section fut placée sous le commandant de Jean-Louis Rivière. Elle fut divisée en groupes d’une quinzaine de gars. Je fus affecté au 4ème groupe, commandé par Penher’h, que je connaissais bien pour avoir eu plusieurs contacts avec lui depuis quelques mois. Cinq ou six parachutistes SAS restèrent avec nous pour nous encadrer encore pendant quelques jours, avant d’être définitivement regroupés eux aussi. Une partie d’entre-nous coucha dans le bois, d’autres rentrèrent chez eux. Rendez-vous était pris pour le lendemain matin, de bonne heure. A Kerabellec, ma mère m’avait préparé une grosse couverture, bien roulée et attachée avec une ficelle de parachute. Elle fut installée en travers de mon dos, avec une musette pleine de victuailles. Ma mère pleurait et me dit: «J’espère qu’on te reverra vivant»! et mon père: «si j’avais ton âge, je ferais comme toi»! J’embrassai mes parents et mon frère. Je partis le cœur gros, mais toutefois, plein d’enthousiasme. C’était fin juillet, mais quel jour ?

Je ne m’en rappelle pas. En tout cas, le front de Normandie n’étant pas encore rompu à Avranches par Patton, les paras nous indiquèrent que nous devions conquérir le camp de Meucon, car un débarquement était prévu sur la presqu’île de Rhuys. Il fallait permettre aux avions alliés d’y atterrir.

Les forces alliées devaient prendre la Bretagne en tenaille pour la libérer. Le 30 juillet, Patton enfonça les lignes allemandes à Avranches. Ses unités progressaient avec une telle rapidité en Bretagne, déjà presque libérée par la Résistance, que cette opération devenait inutile, mais avait probablement été envisagée. On nous orienta donc vers d’autres objectifs. Il fallait nettoyer notre secteur des ennemis qui y restaient et surtout intercepter ceux qui essayaient de rejoindre Lorient. Nous fûmes chargés du secteur de Remungol, Naizin, Moréac, avec regroupement à Locminé. Dans les différents accrochages que nous eûmes avec l’ennemi, on déplora un mort et quelques blessés. Les combats les plus sérieux eurent lieu près de Moréac où les Allemands essayèrent en vain de nous encercler.

Nous fîmes aussi des prisonniers. Nous cueillîmes notamment deux d’entre eux dans le clocher de l’église de Naizin où ils avaient été oubliés par leurs camarades en fuite.

Puis, nous entrâmes dans Locminé, abandonnée à la hâte par les Allemands le 3 août, deux jours avant l’arrivée des Américains. C’est alors que nous découvrîmes, dans l’école, la salle de tortures de la Gestapo, matelassée sur les murs afin d’étouffer les cris sans doute. Je me rappelle, sur une table, un nerf de bœuf sur lequel était enroulé un fil de fer barbelé mêlé de sang et de lambeaux de chair. Nous avions tous ressentis une grande émotion en pensant à nos camarades qui avaient eu à y subir des sévices. Certains en étaient morts directement d’ailleurs, d’autres furent fusillés ou déportés en sortant de là. Je pensais avoir eu beaucoup de chance de n’être pas passé par là. Nous arrêtames une jeune femme brune d’une trentaine d’années, française, qui collaborait avec la Gestapo, paraît-il ! Après un interrogatoire, assez bref et musclé, elle fut envoyé à Vannes aux Autorités Supérieures.

C’est là, à Locminé, que fut constitué le 4ème bataillon FFI du Morbihan. Il se composait de deux compagnies FTP et d’une compagnie AS (la 1ère compagnie dans laquelle je fus affecté avec mes camarades de la Chapelle Neuve). Charles Milès restait notre capitaine, commandant la 1ère compagnie. Le comité départemental nomma un jeune FTP de 22 ans, Jean Rucard, commandant du 4ème bataillon. Le maire de Locminé fut destitué et remplacé provisoirement par le président du Comité de libération. Il y eut aussi le spectacle affligeant de quelques femmes tondues. C’était navrant mais pour comprendre, il faut se placer dans le contexte du moment.

Puis le 3 août après midi, arrivèrent les Américains, venant de Josselin.Il s’agissait de la 4ème division blindée du Général Wood de l’armée de Patton. Justement, je faisais le guet avec deux autres camarades sur la route de Josselin, après le carrefour qui mène à Moréac.

Allongé dans le fossé avec mon pourvoyeur, le doigt sur la détente de mon "Bren", je vis un véhicule venir vers nous à faible allure; je m’apprêtais à presser la détente, quand le copain installé sur le talus avec des jumelles me dit: « Ne tire pas, il me semble que c’est le drapeau américain que je vois sur l’auto !»

Effectivement, c’était une Jeep de reconnaissance, armée d’une mitrailleuse, avec quatre GI à bord. Ils n’eurent pas l’air surpris de nous rencontrer là et descendirent de leur véhicule. Nous les avons embrassés. Ils nous posèrent des questions que nous ne comprenions pas et appelèrent sur leur radio.

Ils nous distribuèrent quelques cigarettes et continuèrent en direction de Locminé. Une demi heure plus tard, arrivait l’armada. Nous quittâmes notre poste et descendîmes dans le bourg. La joie et l’enthousiasme étaient fous. Précédés ou accompagnés d’avions volant au ras des toits, nous n’avions jamais vu une force pareille. Des blindés, des canons auto-portés, des camions et les fameuses "Jeep". Arrivèrent des bulldozers qui firent deux énormes brèches dans le talus d’un champ, bordant la route, à l’entrée du bourg. Les véhicules et les chars s’y engouffrèrent, se rangèrent côte à côte le long des talus, sous les grands chênes. Ils mirent des sentinelles, personne ne pouvait y entrer.

Ils passèrent la nuit là. Au petit matin, ils continuèrent leur route vers Vannes ou Auray. Quant à nous, nos sections de la 1ère compagnie, disposées de Colpo à Plumelin, avaient pour tâche de barrer la route à l’ennemi qui tenterait de gagner Lorient et d’en capturer le plus possible. Notre section était basée à Saint Quidy, village, partagé entre les deux communes de Plumelin et La Chapelle-Neuve. J’y avais plusieurs camarades de l’école primaire avec lesquels je passai quelques moments agréables. C’est là aussi qu’on vint me chercher et que j’appris un événement douloureux, très triste et des plus stupides que nous avons vécu pendant cette période. Mes oncle et tante de Baud, dont j’ai déjà parlé, avaient hébergé une famille lorientaise. Leur fils, qui avait mon âge, s’était engagé dans la Croix Rouge comme secouriste. Lors des combats d’Hennebont, où il y avait eu de nombreux morts et blessés, il avait participé à l’évacuation des blessés. Il avait aussi ramassé une mitraillette allemande et l’avait cachée chez lui.

Le lendemain matin, comme tous les jours, Lucienne, ma cousine, une belle fille blonde aux yeux bleus de 19 ans, préparait, dans la cuisine qui donnait sur la cour, le petit déjeuner pour la famille. Elle a du voir ce jeune homme, fier probablement de lui montrer l’arme qu’il avait ramassée clandestinement et dont il ne savait pas se servir. Sans doute l’a-t-il mis en joue et a appuyé sur la détente…..et la rafale est partie. Ma cousine l’a reçue en pleine tête et a été tuée sur le coup. Le choc de ses parents fut terrible. Perdre leur fille dans des conditions si brutales et stupides !
Le garçon était, paraît-il, dans un état d’hébétude complet, près de la folie, mais l’irréparable était accompli. Les parents de Lucienne ne portèrent même pas plainte, mais sans doute personne n’aurait aimé être à la place de ce jeune homme, dont je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. Toute notre famille, toujours très solidaire, a été très secouée par cet événement douloureux.

Après les obsèques de Lucienne, je rejoignis Saint Quidy et nous partîmes pour Locminé. Nous y passâmes une visite médicale et signâmes un engagement. Je m’y suis engagé pour la durée de la guerre (y compris pour l’Extrême Orient). C’est ainsi qu’étaient libellées les feuilles d’engagement.

Le 11 août, je participais, avec d’autres volontaires de la 1ère compagnie, (sous les ordres du Lieutenant André Coste (Saint Arnaud), et du chef de section de la 1ère compagnie, Alphonse Sellin, à la reconstruction d’un pont, à Nostang, afin de permettre à un groupe de SAS de sortir de Sainte Hélène avec quatre Jeep. Notre opération a été un succès total, malgré les Allemands sur la butte de Mané er Houët (anéantie par les paras et FFI) et les tirs d’artillerie dirigés contre nous. Nous construisîmes le pont. Nous fûmes couverts de vase mais heureux d’avoir réussi. Les quatre Jeep et leurs équipages sortirent ainsi de ce piège et purent participer, avec les Américains et la compagnie FFI de Baud, à la libération d’Erdeven, le lendemain. Le pont de Nostang a été aussi l’endroit où nous avons pris contact pour la première fois avec l’ennemi sur ce qui devait devenir un des points stratégiques du "Front de Lorient".

En effet, quelques jours plus tard, notre 1ère compagnie du 4ème bataillon venait prendre position sur une ligne partant de l’étang du Moulin de Raude à celui de Coëtrivas en Brandérion, en passant par Pont-Courrio, où Milès établi son PC.Jean Rucard, chef du 4ème Bataillon FFI, établit le sien au Château de Rongoët, près du bourg de Nostang, partiellement brûlé lors d’un bombardement, quelques jours plus tôt. C’est aussi dans ce manoir que se réunissaient les chefs de la marine allemande de Lorient pour leurs nombreuses réunions.

Je n’ai pas l’intention de raconter ici l’épopée du Front de Lorient où nous sommes restés cent jours, coupés de quelques jours de repos. Ce n’est pas l’objet de ce récit.

Fin novembre 1944, nous sommes (la 1ère Compagnie) séparés du reste du 4ème Bataillon pour constituer le 13ème bataillon de sécurité, en passant par Vannes et Rennes, où nous sommes dotés d’uniformes anglais. Nous serons envoyés dans l’Est, à l’arrière immédiat des Américains, pendant la dernière offensive allemande dans les Ardennes.

Pendant ce temps là, à Kerabellec, tout le monde reprit la vie pacifique, heureux que tout ce soit bien terminé, mais aussi, heureux d’avoir participé à la Libération. Nous avions eu la chance de nous en tirer sans drame, ce qui ne fut pas le cas partout, comme à Baud, Pluméliau, Pluvigner, pour ne prendre que les cas les plus proches.

Kerabellec n’est pas un exemple de village exceptionnel. Il y en eut des centaines en Bretagne et dans toute la France. Dans notre quartier, nous le dûmes au patriotisme et à la solidarité générale.D’autres fermes y participèrent aussi, comme Kerdelys ou Kerhève, accueillant les jeunes S.T.O.

A Kerabellec, tout semblait donc retrouver le bonheur tranquille d’avant guerre. Mais hélas, rentrant de permission avant notre départ dans l’Est, (le télégramme envoyé à Rennes ne m’était pas parvenu), je trouvai mon père, Job, mort sur son lit. J’avais été prévenu, in extremis, par une voisine, à quelques centaines de mètres de la maison, ce qui atténua un peu le choc qui fut quand même terrible.

Il aurait pu être tué, brûlé vif ou torturé comme beaucoup d’autres l’ont été pendant l’Occupation; il était heureusement, malgré les risques pris, passé au travers, et voilà que dans les mauvais chemins - qui nous avaient peut-être sauvegardés des occupants - il glissa malheureusement sous la roue ferrée de la charrette et fut écrasé.

Il mourut, malgré le secours de mon frère Jean qui l’accompagnait. C’était le 1er décembre 1944. Nous étions anéantis. Ses obsèques eurent lieu à Baud, une délégation de notre compagnie y assistait, avec Milès à sa tête.

Voilà comment notre village vécut du début de la guerre, pendant l’Occupation, jusqu’à la Libération. Il arrive quelquefois que les moments les plus dangereux ne sont pas les plus douloureux.

 

Rémy Guillevic 2011-2012


Autre article sur le site: Rémy Guillevic, paroles de résistant