Document de l'EXPRESS par Benjamin Pontis et Jacques Trentesaux

La Villa Kerlilon,tanière de l'état-major allemand

De la fin de 1940 au début de 1942, l'amiral allemand, commandant en chef de la flotte des U-Boote,installe son quartier général dans les villas du Kernevel,à Larmor-Plage,près de Lorient.C'est de ce "château" balnéaire-aujourd'hui propriété de la Marine nationale qu'il va diriger la bataille de l'Atlantique. 

La Villa Kerlilon

  Kerlilon a été bâtie au XIXe siècle,dans le style néo-Louis XIII.

Un soir de pleine lune d'octobre 1940,la villa Kerlilon s'agite.L'amiral allemand Karl Dönitz(1891-1980) se tient au milieu du grand salon de cette demeure centrale qui forme,avec ses voisines Kerozen et Margaret,les villas dites du Kernevel.Un convoi de ravitaillement allié a été repéré par un sous-marin allemand. L'alerte est donnée.

DONITZ

L'amiral allemand Karl Donitz.

 Entouré de son état-major, le commandant en chef des Untersee boote se tient devant une grande carte de l'Atlantique Nord.L'ordre d'attaquer va être donné dans quelques instants.La Seconde Guerre mondiale va prendre une toute nouvelle dimension avec l'entrée en lice des submersibles dirigés pour la première fois depuis Larmor-Plage.Et le destin de ces résidences va changer à tout jamais.

Une position stratégique idéale sur la façade de l'Atlantique

Les forces armées du IIIeme Reich ont pris leurs quartiers dans Lorient dès le 21 juin 1940. KarlDönitz se réjouit: les portes de l'Atlantique lui sont désormais ouvertes. L'état-major allemand lorgne depuis longtemps cette région,tout comme celles deSaint-Nazaire,Brest ou encore Bordeaux.

Ces sites bénéficient en effet d'une position stratégique idéale sur la façade de l'Atlantique.Même si la Wehrmacht vole alors de succès en succès, le contrôle des côtes françaises reste un enjeu de taille face à la suprématie maritime des Britanniques. Dönitz est conscient du rôle décisif de cette bataille pour le cours de la guerre.

kernevel

Deg.à dr.,Kerozen, Kerlilon etMargaret,les trois villas du Kernevel.

 Pour cela,il s'est choisi un poste de commandement idéal.Les hauts dignitaires nazis aiment s'accaparer les plusl uxueuses demeures françaises. Edifiées dans la seconde partie du XIXeme siècle,les trois majestueuses villas surplombent le port de plaisance du Kernevel.La première est construite en 1849 par Augustin Gillet,un industriel quifait fortune dans la sardine. Kerozen,avec sa façade rectangulaire,s'apparente au Petit Trianon de Versailles. Après le décès de son propriétaire,Auguste Ouizille reprend le domaine. A la fin des années 1890,ses enfants bâtissent les deux autres demeures, Margaret puis KerlilondCe trio forme ce que les locaux ont plaisir à surnommer le "Château desSardines".

Plus de 20 pièces réparties sur trois étages

A l'image de la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance, la famille Ouizille voit, à l'automne 1940, les Allemands réquisitionner ses villas.KarlDönitz s'installe dans la plus imposante des trois :Kerlilon, qu'il a choisie pour son style architectural Grand Siècle,très apprécié par la bourgeoisie du XIXeme siècle. L'habitation,aisément reconnaissable par son toit à la Mansart, ressemble aux villas balnéaires de DinardElle possède une vue imprenable sur la rade de Lorient, l'amiral fera construire l'immense masse de béton de la base sous-marine, que l'on visite encore aujourd'hui.

Avec plus d'une vingtaine de pièces, dont une dizaine de chambres, réparties sur trois étages, l'endroit est parfait pour l'organisation de réceptions prestigieuses.KarlDönitz ne s'en prive pas. Il reçoit beaucoup :son supérieur, le grand amiral Raeder,ou encore l'amiral italien Parona ont partagé sa table à Larmor-Plage. Au rez-de-chaussée,de vastes pièces aux plafonds hauts. Le grand salon est l'espace consacré au travail. Par la suite, l'office est transféré dans le bunker à demi enterré sous la terrasse de la villa Kerlilon, où les Allemands peuvent se protéger des bombardements ennemis, de plus en plus fréquents.

salle

L'amiral aimait inviter des hôtes de marque à sa table.

 

C'est delà que celui que l'on surnomme "derLöwe"  (le lion) élabore, en compagnie de ses officiers, les opérations militaires de ses sous-marins. Il y expérimente une nouvelle stratégie, la Rudeltaktik (tactique dite "de la meute"): couper les routes maritimes en envoyant le maximumde "loups gris" détruire les convois de ravitaillement à destination de l'Angleterre. L'objectif?

Affamer et isoler les Britanniques sans risquer trop de pertes.C'est une réussite tout au moins au débutpuisque près de 45000 marins alliés seront victimes des U-Boote.

Karl Dönitz,"le dernier Führer"

"Oncle Karl" prend rapidement ses habitudes dans son nouveau chez soi. Son quotidien est réglé comme une horloge. Après les réunions du matin dans le grand salon et le déjeuner avec ses officiers, il emprunte le majestueux escalier en bois blanc et aux lignes courbes pour s'adonner à une courte sieste. A son réveil, son chauffeur l'attend dans le parc.Il aime parcourir la campagne bretonne à bord de sa voiture: une Mercedes naturellement. Wolf, son berger allemand, ne le quitte pas. De retour,il s'assure du bon déroulement des opérations en cours avant d'aller dîner, à 20 heures précises,et se coucher,à 22 heures tapantes.

A son plus grand regret,Karl Dönitz abandonne Larmor-Plage pour Paris, au printemps 1942. Le poste de commandement devient de plus en plus vulnérable face aux attaques répétées de la Royal Air Force.Il rejoint Berlin en 1943 pour succéder à Erich Raeder à la tête de la marine allemande. Malgré la défaite de la Kriegsmarine lors de la bataille de l'Atlantique, il conservera toute l'admiration du dictateur,qui le désigne dans son testament comme son successeur.

escalier

L'escalier enbois blancqui mène aux chambres.

 

© ThierryPasquet/Signaturespour L'Express

Et l'ancien résident de Kerlilon deviendra,pendant une vingtaine de jours,"le dernier Führer", comme le titre l'ouvrage de François-Emmanuel Brézet, historien spécialiste de la marine allemande. "Malgréson aspect et son caractère froid, il était incontestablement tenu en haute estime pour la façon dont il avait recréé l'arme sous-marine etc onduit la bataille des U-Boote",précise-t-il.

Les cartes de l'amiral recouvrent encore les murs

Karl Dönitz écopera de dix ans d'emprisonnement pour "crime de guerre" et "crime contre la paix" au tribunal interallié de Nuremberg en 1946 et décédera à l'âge de 89 ans en Allemagne,en1980."Dönitz est mort droit dans ses bottes.Il n'a jamais exprimé le moindre regret sur son comportement fanatique", raconte François-Emmanuel Brézet. Lors de son inhumation,des sous-mariniers ayant servi sous ses ordres lui ont rendu hommage, malgré une interdiction du gouvernement.

Cet attachement à leur ancien chef, Claude Arata, ex-amiral français,peut en témoigner. Lorsqu'il résidait à Kerlilon, bien après la guerre, il a reçu d'anciens officiers allemands et leurs épouses. "Je leur ai montré des photos et ils étaient heureux de se remémorer cette période où ils n'avaient alors qu'une vingtaine d'années.L'un d'eux était même fier de s'apercevoir sur un des clichés",explique-t-il.

Au printemps 1945, la guerre se termine. La France a retrouvé sa liberté. A Lorient, toutefois, les Allemands ne se rendent que le 10 mai 1945. La ville est détruite à près de 90% mais les bombardements alliés ne sont venus à bout ni des blockhaus...ni des fameuses villas du Kernevel. Elles sont toujours debout comme aux beaux jours de leurs anciens propriétaires.

salon

Les officiers se retrouvaient chaque matin dans le grand salon.

 

Soixante-dix ans plus tard, peu de personnes ont l'opportunité de visiter ces lieux, désormais résidence de l'amiral du commandement d'arrondissement et des fusiliers marins de Lorient(Comar). L'Amirauté n'en ouvre les portes qu'une fois par an: les Journées du patrimoine sont alors l'occasion de descendre dans le bunker de Karl Dönitz. Là, les grandes cartes de l'amiralre couvrent encore des pans entiers de murs.Même les impacts des punaises qui servaient à pointer la position des sous-marins et des convois à attaquer sont visibles. Un peu plus loin,un bunker à l'abandon conserve des inscriptions de propagande écrites dans la langue de Goethe :"Ub' aug und hand fürsVaterland", que l'on pourrait traduire par "Mes yeux et mes mains pour la patrie".

Les troupes allemandes semblent tout juste parties, tant les traces de cette période sont indélébiles dans la rade de Lorient: les torpilles embourbées dans la vase, les épaves englouties dans les profondeurs, les nombreuses casemates édifiées sur le front de mer...Un sentiment partagé par les descendants de la famille Ouizille. Dans leur esprit, le "Château des Sardines" n'est plus celui bâti par leurs aïeuls,tant il a été défiguré par les hommes de Karl Dönitz. En1956, ils le cèdent  à la marine française. Une page se tourne définitivement.